Femmes responsables d'abus sexuels : refus d'une certaine réalité

par Monique Tardif, Ph. D., Psychologue, Institut Philippe Pinel de Montréal et Bernadette Lamoureux, M. Sc., Criminologue, Institut Philippe Pinel de Montréal.

 

Texte préalablement publié dans Forensic - Revue de psychiatrie et psychologie légales - 1999, no. 21, p.26- , février 2001

 

Introduction :

 

L’étude des femmes responsables d’abus sexuels était traditionnellement considérée non avenue compte tenu qu’ il s’agissait selon les théoriciens d’un accident de parcours ou le fait d’une dynamique particulière du couple où le partenaire masculin était identifié comme le véritable abuseur. Selon certains auteurs, les femmes étaient exclues du registre clinique des perversions. Depuis une dizaine d’années, les études rapportent un nombre très limité de cas introduisant la difficulté à déterminer l’incidence des abus sexuels commis par des femmes. L’aspect particulier du dévoilement de ce type d’abus serait inhérent à plusieurs facteurs. Comme certaines femmes abusent sexuellement plus souvent leurs jeunes enfants, elles engendreraient une situation plus ambiguë face à l’abus pour la victime ( Kaplan & Green, 1995). Aussi, le processus de dévoilement serait moins souvent initié lorsque la victime est un garçon en raison d’un contexte social qui donnerait un sens différent à l’abus sexuel ( Robbins Condy et al., 1987). De plus, les rôles sociaux dévolus à la femme favorisent davantage la proximité avec l’enfant ce qui peut engendrer une résistance accrue à reconnaître l’inceste mère-enfant ( Coulborn-Faller, 1995 ; Rowan, Rowan & Langelier, 1990 ; Saradjian & Hanks, 1996).

 

Finalement lorsqu’’un dévoilement est effectué le traitement de la plainte nous semble emprunté plus souvent la voie médicale que juridique, rendant ainsi le suivi statistique des cas aléatoire . Ces différentes considérations relèvent d’un double tabou qui s’appuie sur la résistance à reconnaître tant les manifestations sexuelles que les conduites agressives chez la femme car ceci déroge au rôle maternel non menaçant. Or, l’étendue des écarts statistiques rapportés dans les études sur la victimisation des hommes et des agresseurs sexuels adolescents et adultes comparativement aux études sur les abus sexuels commis par les femmes indiquent la nécessité d’une meilleure appréciation du phénomène. Il demeure toutefois que le phénomène des abus sexuels commis par des femmes serait de moindre importance que chez les hommes indépendamment des complications inhérentes au dévoilement.

 

Cet article a pour but de préciser les caractéristiques de cette population rapportées par différents auteurs. Par la suite, la description phénoménologique de neuf cas de femmes responsables d’abus sexuels que nous avons évalué ou suivi en psychothérapie sera présentée en soumettant au lecteur les questions qui nous interpellent. Finalement, quelques commentaires relatifs au traitement de cette clientèle seront discutés.

 

Caractéristiques de la population :

 

Bien que l’incidence des délits sexuels commis par des femmes demeure sous-estimé, l’ensemble des rapports statistiques situent entre 4% et 24% des délits impliquant les garçons et de 6% à 13% ceux s’adressant aux filles (Kaplan & Green, 1995). Une étude portant sur 50 femmes responsables d’abus sexuels a permis à Saradjian et Hanks (1996) d’introduire une typologie en fonction de deux critères soit l’âge des victimes et de la présence ou non du partenaire. Ainsi, trois catégories sont déterminées : les femmes qui abusent sexuellement de jeunes enfants, les femmes qui abusent sexuellement des adolescents et celles qui sont complices de partenaires masculins. Les mêmes critères typologiques sont repris par d’autres auteurs en ajoutant parfois d’autres catégories à partir des caractéristiques de personnalité et délictuelles (Atkinson, 1995).

 

Il ressort des différents écrits que le traitement du phénomène des femmes responsables d’abus sexuels s’avère plus fouillé et approfondi sur les aspects ontogéniques de la problématique. À ce titre, la notion de victimisation antérieure des femmes devenues délinquantes sexuelles constitue un aspect plus développé et déterminant lors de la prise en charge thérapeutique selon les auteurs (Atkinson, 1995). Le sens attribué à l’agir délictuel tourne souvent autour de la recherche d’une sexualité par défaut ("substitutive sexuality") en occultant les dimensions des fantasmes sexuels déviants, de la compulsion, de l’hostilité ou du contrôle sur la victime ainsi que l’identification à l’agresseur. Par ailleurs, l’identification à la victime s’avère un facteur explicatif couramment repéré dans le discours des théoriciens.

Description phénoménologique

 

La présentation d’un échantillon de neuf femmes responsables d’abus sexuels évaluées ou traitées au CPLM de l’Institut Philippe Pinel permettra d’introduire des notions cliniques et théoriques qui guident notre travail au quotidien . L’échantillon se compose de neuf femmes âgées entre 28 et 49 ans, la majorité se situant autour de la jeune trentaine. Les dispositions relatives au dévoilement s’avèrent peu judiciarisées et proviennent de sources de référence qui se rattachent à la C.P.E.J. (4 cas), à la Cour (3 cas) et aux professionnels de la santé (2 cas). Au terme de l’évaluation, les diagnostics établis en fonction du DSM IV se retrouvent dans les catégories de trouble de personnalité dépendante (4 cas), trouble de personnalité borderline (4 cas) et de dépression bipolaire (1 cas).

 

À l’opposé de ce qui est habituellement énoncé, la majorité des femmes ont perpétré leurs délits seules (6 cas). Les autres (3 cas) se trouvaient en présence d’un complice qui était aussi leur partenaire. Les victimes étaient âgées de moins de 6 ans chez quatre femmes et de plus de 12 ans chez trois autres. Comme cela a déjà été rapporté dans d’autres recherches, la victimisation des sujets appartenant au groupe des 7-12 ans demeure marginale (Saradjian & Hanks, 1996). La sélection de très jeunes victimes est souvent le fait de femmes qui agissent seules alors que les femmes associées à des complices s’adressent à des victimes adolescentes. Le choix du sexe de la victime se répartit comme suit : féminin chez quatre sujets, masculin chez deux sujets et des deux sexes chez trois autres. Outre la dimension commune d’agresser sexuellement leur fille, quatre des cinq femmes qui ont abusé leur enfant expriment des sentiments de rivalité envers la victime.

 

Ces sentiments sont liés à l’attrait réel ou éventuel que représente l’enfant pour le partenaire. À ce titre, trois des enfants-victimes ont été aussi l’objet d’abus sexuel de la part du père ou du partenaire. Bien que la propension à une reconnaissance partielle soit fréquemment évoquée par les abuseurs sexuels lorsque la victime a été antérieurement abusée par un tiers, la dimension de rivalité dirigée sur une victime déjà abusée par le partenaire ou le père caractérise les femmes incestueuses. Cela nous autorise donc à introduire le concept de victime désignée car il s’agit souvent de la seule victime abusée sexuellement par la mère alors qu’il y a d’autres victimes potentielles dans la famille. De plus, toutes les mères incestueuses ont abusé non seulement sexuellement mais aussi physiquement de leurs victimes.

 

Cette caractéristique est corroborée par une étude rapportant que 61 femmes pédophiles sur un échantillon global de 72 ont aussi fait preuve de mauvais traitement envers leurs enfants (Coulborn-Faller, 1995). Les situations délictuelles où les femmes ont abusé sexuellement de leurs propres enfants ainsi que d’autres enfants se limitent à deux cas. Dans notre échantillon, nous identifions deux femmes qui ont abusé exclusivement d’enfants à l’extérieur de la famille. Cependant, il importe de souligner que ces femmes connaissaient leurs victimes et qu’elles entretenaient une relation plus ou moins engageante envers l’enfant. Lorsque le premier passage à l’acte survient à l’adolescence, il s’agit la plupart du temps de la victimisation d’enfants étrangers confiés à la garde de l’adolescente. Deux femmes de notre groupe ont commis leur premier abus sexuel d’enfant à l’âge de 15 ans. Comme la plupart des femmes du groupe abusent de leurs propres enfants, il en découle que l’âge au premier délit se situe entre 27 et 34 ans pour six d’entre elles. Une seule femme a perprétré son premier délit à l’âge de 40 ans.

 

Le sens attribué à l’abus sexuel d’un enfant par une femme serait lié à l’une ou l’autre de ces situations : la proximité physique de l’enfant qui susciterait une expression affective inappropriée de la part de la femme, un état psychique grandement perturbé au moment du délit, une incapacité de résister à un partenaire délinquant sexuel ou encore la présence d’ une pathologie sévère (Coulborn-Faller, 1995 ; Kaplan & Green, 1995 ; Saradjian & Hanks, 1996 ; Travin et al., 1990). D’autres significations qui s’appuient sur un rôle plus actif et agressif de la femme sont aussi proposées par Saradjian et Hanks (1996), il s’agit de la reviviscence d’une victimisation sexuelle, la recherche compensatoire d’un pouvoir et de contrôle sur la victime ainsi que l’expression de sentiments de rage liés aux blessures narcissiques.

 

Selon plusieurs auteurs, le facteur de victimisation durant l’enfance constitue un élément prépondérant à l’agir délictuel dans le sens de la recherche d’une sexualité de remplacement ou encore de l’identification à la victime (Mc Carthy, 1986). Une seule femme de notre échantillon n’a pas connu d’abus durant l’enfance. Toutes les autres ont rapporté des abus de nature sexuelle (6 sujets), physique (2 sujets) et psychologique (4 sujets). Ce facteur de victimisation laisse entrevoir certains problèmes ultérieurs dans la recherche de la satisfaction sexuelle. Ainsi, le tiers des femmes soutiennent qu’elles ont un niveau peu élevé d’échanges sexuels et que la qualité de ces contacts sont insatisfaisants. On peut supposer que non seulement la précocité des contacts sexuels mais aussi l’inexpérience dans le choix du partenaire se reflètent dans le fait que quatre d’entre elles se sont mariées avant l’âge de dix-huit ans. Mc Carthy (1986) rapporte que 85% de son échantillon de mères incestueuses se sont mariées à l’adolescence.

 

Le choix du partenaire déterminerait aussi une grande propension à revivre des situations abusives et problématiques. Ainsi, trois femmes aux prises avec une problématique toxicomane ont établi une relation avec des partenaires présentant le même type de difficulté. Pour d’autres, des caractéristiques d’abus sont relevés chez les conjoints violents (5 cas), délinquants sexuels (3 cas) et déviants sexuellement avec elles (2 cas). Le fait de retracer des caractéristiques abusives chez le partenaire souligne l’aspect répétitif des frustrations et des abus subis au quotidien chez nos sujets en octroyant un rôle d’exutoire à l’agir délictuel. Cependant, il convient de rappeler que des six femmes qui ont abusé seules des enfants, quatre d’entre elles étaient séparées de leur conjoint et qu’une autre n’a jamais eu de conjoint. Il demeure probable que la séparation du conjoint rompt un équilibre précaire mais relatif qui pourra être considéré à titre de facteur prédisposant chez certaines femmes. Quelques autres femmes auraient expérimenté des comportements sexuels symptomatiques. Pour l’une, elle a toujours évité le coït lors des contacts sexuels avec des partenaires adultes. La recherche compulsive de partenaires en préoccupait beaucoup une autre. Au cours de leur enfance, deux femmes du groupe ont initié des comportements zoophiles.

 

Lors du processus d’évaluation, les femmes responsables d’abus sexuels accordent une grande importance à la victimisation qu’elles ont subi au cours de leur enfance. Cette dimension est d’ailleurs reprise dans la littérature et peut être liée au fait que les dossiers des femmes responsables d’abus sexuels sont confiés aux services sociaux qui ont accès aux dossiers antérieurs et produisent des enquêtes plus fouillés de la petite enfance (Kaplan & Green, 1995). Bien que la victimisation puisse être plus importante chez les femmes comparativement aux hommes, il nous est apparu que des éléments de dramatisation surgissent des propos de nos sujets lors de l’évaluation. À ce titre, l’aggravation de la victimisation pourrait avoir une fonction défensive non seulement en identifiant un autre agresseur et de surseoir ainsi à l’examen de leur propre responsabilité mais aussi de mettre en évidence leur incapacité à contenir une telle charge traumatique. Il appert que les femmes responsables d’abus sexuels montrent davantage de résistances que les hommes à aborder les aspects délictuels au-delà de l’aveu notamment dans la reconnaissance d’une fantasmatique sexuelle déviante (Travin et al., 1990). Elles expriment plus de souffrance face à la problématique et elles s’estiment aux prises d’ idéations suicidaires récurrentes. De plus, aucune des femmes évaluées n’a manifesté de complaisance lorsqu’elles ont abordé les délits. Ces observations cliniques nous mènent à supposer un clivage du moi marqué chez ces femmes qui se trouvent confrontées à un coflit majeur entre le rôle de mère et celui de l’agresseur. Ainsi, l’aggravation de la victimisation correspondrait à l’ampleur du conflit déclenché. Chez certaines, l’exacerbation des pulsions agressives se manifestaient par une crainte d’infliger des blessures sérieuses à l’enfant ou pire de lui enlever la vie.

 

Traitement :

 

De façon générale, les auteurs s’entendent à reconnaître que les modèles de traitement conçus pour les hommes agresseurs sexuels nécessitent un réaménagement en raison de l’importance de la victimisation que les femmes ont elles-mêmes subi (Atkinson, 1995). Il est alors suggéré que les programmes de traitement reprennent des modalités thérapeutiques offerts aux victimes afin d’amener les femmes à faire des liens entre leur propre victimisation et l’agression tout en les incitant à trouver de nouvelles façons de répondre aux séquelles du traumatisme. D’emblée, une mise en garde s’impose car cela octroie un tel poids au seul facteur de la victimisation qu’il relègue au second rang la possibilité qu’un tel phénomène puisse surgir d’un ensemble de facteurs. De plus, il est possible que les éléments non identifiés relatifs au transfert et au contre-transfert viennent influencer la conception même du traitement alors que nos connaissances du phénomène sont embryonnaires. Toutefois, d’autres modalités thérapeutiques axées sur les comportements et les cognitions soit la prévention de la récidive et le travail sur les distortions cognitives sont préconisées. Cette proposition thérapeutique s’appuie sur la notion que les femmes responsables d’abus sexuels montrent des déficits dans leur capacité à s’adapter socialement et à s’investir dans des relations significatives et saines avec d’autres adultes. Au fil des cinq dernières années, quatre femmes de notre échantillon ont amorcé un suivi thérapeutique individuel d’orientation psychodynamique. Le petit nombre de patientes évaluées allié à des fins prématutées du suivi ne nous a pas permis de constituer un nombre suffisant de sujets pour mettre à l’épreuve des thérapies comportementales et psychodynamiques de groupe.

 

Conclusion :

 

Les difficultés inhérentes à l’appréciation du phénomène des femmes délinquantes sexuelles appelle une grande prudence face à la généralisation que l’on serait tenté de tirer à partir d’études s’adressant à un nombre très restreint de sujets. Les études portant sur un large échantillon de cas sont rares et concernent souvent les cas les plus sévères (Coulborn-Faller, 1995 ; Saradjian & Hanks, 1996). À ce titre, notre description phénoménologique se voit confrontée aux mêmes limites. Cependant, le niveau de victimisation sexuelle ne nous semble pas plus important chez ces femmes responsables d’abus sexuels que chez deux groupes de pédophiles d’une étude récente (Tardif, 1997). Il s’agirait toutefois plus souvent d’un abus sexuel intrafamilial que chez les pédophiles masculins. La dimension d’hostilité envers la victime et les préoccupations inhérentes au rôle parental distingue ces sujets de leurs congénères masculins.

 

Références :

 

Atkinson, J. L. (1996). Analyse des recherches sur les délinquantes sexuelles. Forum, 8 (2), 39-43.

 

Coulborn-Faller, K. (1995). A clinical sample of women who have sexually abused children. Journal of Child Sexual Abuse, 4 (3), 13-30.

 

Kaplan, M. S. & Green, A. (1995). Incarcerated female sexual offenders : A comparaison of sexual histories with eleven female nonsexual offenders. Sexual Abuse : A Journal of Research and Treatment, 7 (4), 287-300.

 

Robbins Condy, S., Templer, D., Brown, R. & Veaco, L. (1987). Parameters of sexual contact of boys with women. Archives of Sexual Behavior, 15 (3), 379-394. Rowan, E. L.,

 

Rowan, J. B. & Langelier, P. (1990). Women who molest children. Bulletin of the American Academy Psychiatry and Law, 18 (1), 79-83.

 

Saradjian, J. & Hanks, H. (1996). Women who sexually abuse children ; From research to clinical practice. New York (NY) : John Wiley.

 

Tardif, M. (1997). Etude de l’identité sexuelle, de l’intégrité du Moi et de la perception des figures parentales chez des pédophiles avoueurs homosexuels et hétérosexuels. Thèse de doctorat inédite. Université de Montréal.


Travin, S., Ken Cullen, M.S.W. & Protter, B. (1990). Female sex offenders : Severe victims and victimizers. Journal of Forensic Sciences , 35 (1), 140-150.

 

http://www.psychiatrieviolence.ca/articles/tardif.html

 

http://leblogdenash.over-blog.com/article-femmes-responsables-d-abus-sexuels-refus-d-une-certaine-realite-95124998.html